L’homme peut-il être traduit en équation juridique? Telle est la question que se pose Béatrice Blohorn-Brenneur dans son livre “Justice et médiation – Un juge du travail témoigne. Elle y partage son expérience de juge et apporte un éclairage très intéressant sur les limites de la justice et du droit qui, dans la manière dont il est appliqué aujourd’hui, laisse de côté la dimension humaine et relationnelle d’un conflit et les impacts sur les personnes.
J’ai découvert cette femme en m’intéressant à la médiation, un mode de résolution des conflits “autrement”. Précurseur en la matière, elle partage dans ce livre ses constats et questionnements de magistrat. Et souligne combien l’histoire et la souffrance de l’être humain est laissée de côté (les passages en italique sont extraits de son livre).
Sommaire
Le droit ne tient pas compte des faits qui ne rentrent pas dans ses cases
“Un avocat avait plaidé cinq minute pour expliquer que la lettre de licenciement qu’avait reçue sa cliente était illégale puisqu’elle n’était pas motivée. Cette dernière avait fait par ailleurs des heures supplémentaires qui n’avaient pas été payées, ce qui n’était pas contesté. L’avocat réclamait des dommages intérêts pour le licenciement irrégulier et le paiement des heures supplémentaires. Comme la salariée était présente à l’audience, je lui demandais de s’approcher. Connaissait-elle les raisons de son licenciement? “Mon employeur est un salaud, et je veux qu’on le dise, me répondit-elle en larmes. Comme j’ai refusé ses avances, il m’a mené la vie dure. J’ai travaillé sans compter mes heures : 10 ans dans cette entreprise ! Je n’ai jamais eu le moindre problème. Et voilà comment on me remercie. Que l’article machin chose du code du travail ait été violé je m’en fous!”
La douleur de cette femme, à laquelle son avocat, en excellent juriste, avait donné un habillage juridique, ne transpirait pas du dossier. Il avait supprimé de cette affaire tout ce qu’il y avait d’affectif pour la traduire en une langue lisible pour les juges. Il n’avait parlé que de la lettre de licenciement et des heures supplémentaires et non de la manière dont elle avait été traitée puisque juridiquement, cela n’avait aucun intérêt. Il aurait fallu que les circonstances brutales et vexatoires qui avaient entourées le licenciement ou le harcèlement sexuel soient suffisamment caractérisées pour que la salariée puisse espérer obtenir des dommages intérêts en réparation de son préjudice moral.”
Des personnes me contactent pour les aider à gérer une situation qu’elles qualifient de harcèlement. Mais dans la grande majorité des cas, le harcèlement n’est juridiquement pas caractérisé c’est-à-dire que les éléments dont disposent la personne sont insuffisants ou bien ne constituent pas des faits de harcèlement. Il peut aussi arriver que le droit n’apporte pas la solution “clé en mains”, celle qui correspond pile poil à la situation. Pourquoi? Parce qu’une loi ne prévoit pas tous les cas de figure; parce qu’elle peut aussi être imprécise ce qui rend son application difficile. D’où une part importante laissée à l’interprétation des juges, appelée encore jurisprudence.
Il n’en reste pas moins que la personne vit une situation de mal-être qui la pousse à vouloir changer ou partir. Elle vit donc bien une souffrance que le droit ne sait pas reconnaître encore aujourd’hui.
Le droit ne laisse pas de place à l’histoire personnelle et aux émotions
Une même situation de fait, vécue par deux personnes différentes, peut dans un cas aboutir à un procès et dans l’autre passe inaperçue. La raison en est que, dans le litige soumis aux juges, il y a des éléments objectifs (les faits et le droit) et des éléments subjectifs (les perceptions différentes que les personnes ont de ces faits).
Cette femme vivait sa relation avec son employeur à travers son histoire, ses émotions et son passé. Mais ses réactions interféraient également avec le vécu affectif, conscient et inconscient, de son employeur et de celui de chacun des autres interlocuteurs qu’elle avait pu croiser. Toutes ces interférences ajoutées et cumulées était à l’origine du conflit qui avait abouti au licenciement. Mais le juge ne peut pas prendre suffisamment en compte ces données personnelles. Il ne les écoute pas, alors qu’elles sont au cœur de beaucoup de recours à la justice.
Cet aspect est fondamental : aucun de nous ne vit et ne ressent une situation de la même manière. Chacun la vivra comme il peut, au travers de ses prismes personnels crées par son histoire, ses croyances, ses jugements, ses peurs. Toujours est-il que celui qui souffre de la situation, encore une fois, souffre vraiment. Comprendre ce qui le fait souffrir, pourquoi, comment, permet de trouver les solutions appropriées. Encore faut-il offrir un espace d’échange et de dialogue, espace qui aujourd’hui n’existe peu ou pas, ni dans les entreprises ni devant les tribunaux.
La justice offre peu d’espace pour s’exprimer
Un procès trouve souvent son origine dans une souffrance. Celle-ci, une fois traduite en termes juridiques devant l’institution judiciaire, disparaît complètement de la procédure, alors qu’elle est de plus en plus présente chez la personne. Un être humain ne peut être traduit en équation juridique. Cette femme recherchait une écoute et espérait, à travers l’application d’une règle de droit, être « réparée ». Mais comment, dans une salle d’audience ouverte à tout public, devant d’autres juges, des avocats, un greffier, aurait-elle pu épancher sa douleur ? Nos robes noires étaient là pour lui rappeler que nous étions dans une enceinte judiciaire pour le droit et le droit seulement »
La justice laisse aujourd’hui peu d’espace pour s’exprimer, être écouté, entendu. Or les personnes en ont besoin, et cette étape est importante dans le processus de compréhension, d’acceptation et de guérison. Parce qu’elle permet à la personne de “vider son sac” et de mieux comprendre ce qui se passe. Elle permet aussi à l’interlocuteur de mieux comprendre les réactions et l’état de l’autre. Et de se rendre compte combien, souvent, les conflits naissent de malentendus, d’une absence ou d’une mauvaise communication, d’interprétations diverses et variées, d’incompréhensions qui créent des couches qui s’accumulent jusqu’à l’explosion, le conflit.
La médiation, aborder la gestion de conflit “autrement”
Les magistrats bougent et certains essaient de plus en plus à prendre en compte cette dimension “personnelle et humaine”, avec les moyens juridiques dont ils disposent. Encore faut-il qu’ils aient une vision globale et complète de la situation, que l’histoire de la personne et ses ressentis n’aient pas été “amputées” lors de la constitution de son dossier.
Mais au delà du recours à la justice, nous avons chacun, à notre niveau, la possibilité de gérer un conflit sans recourir à la justice, au travers de la médiation. La médiation classique amène les parties à un conflit à s’exprimer, à entendre l’autre, à échanger et à trouver une solution qui les satisfassent tous les deux. Le dialogue est rendu possible par la présence d’un tiers étranger au conflit qui crée un environnement favorable aux échanges sans juger ni prendre partie. Communiquer permet d’exprimer tristesse et colère, de comprendre ce qui se passe pour soi et pour l’autre, et de renouer des liens. Ce cheminement rend possible la mise en place d’une solution durable et une forme plus ou moins grande d’harmonie entre les parties, un état plus serein et apaisé.
La médiation classique présente cependant aujourd’hui un inconvénient majeur (outre le fait qu’elle est encore assez peu connue et reconnue) : pour faire une médiation, il faut être deux. Les deux parties doivent accepter la médiation ce qui veut dire accepter la rencontre, le dialogue et la remise en question (pas toujours simple). Tout ce à quoi nous pensons échapper en ayant directement recours à la justice.
Comment faire alors, si une seule des parties souhaite sortir du conflit autrement que par le recours à la justice? Engager une démarche de médiation individuelle ou “unilatérale” (dans un seul sens), pour reprendre une expression juridique. Comment? En se faisant accompagner pour :
- parler de sa situation,
- prendre du recul et y voir plus clair
- comprendre ce que je vis
- comprendre ce que l’autre vit
- trouver des solutions à mettre en oeuvre à mon niveau, sans avoir besoin de l’accord ou de la participation de l’autre personne concernée
Mais ça c’est une autre histoire dont je viendrai très prochainement vous parler.
C’est passionnant Nathalie, merci pour cet article.